Homélie de la messe solennelle en l’honneur du Vénérable Père Marie-Eugène

6 février 2012

28 janvier 2012 - Venasque

« Ceux qui me connaissaient ont toujours cru que j’étais fait pour l’apostolat et que j’étais entré au Carmel par erreur. Par mon tempérament, en effet, je suis fait pour l’action et par toute ma vie, j’ai donné l’exemple, je ne dis pas d’un accrochage au monde, mais d’un apostolat très actif »
« Je suis fait pour conduire les âmes à Dieu, pour les conduire à l’union divine »
(cités par Marie Pila mars 68). En quelques mots tout est dit.

Impossible de découvrir le Père Marie-Eugène, sans parler un instant de son amie d’enfance. Il a à peine 14 ans  : « On m’avait donné une brochure de rien du tout, la petite vie, je me mis à la lire et j’ai été attrapé complètement » (entretien 1er mars 1959). La petite Thérèse ne le quittera plus, un lien très fort se développera entre eux : comme elle, son unique désir est de devenir la petite chose du bon Dieu, qu’il puisse faire de lui ce qu’il voudra. Au séminaire, il écrira : « Plus j’avance, plus je réfléchis, plus aussi je vois que la volonté de Dieu doit être notre seule règle de conduite, notre seule volonté ».

Il s’apprête à entrer au Grand Séminaire, mais il est mobilisé et dès le 5 août 1914, il est au front. Il porte douloureusement cette guerre « dure, terrible, sauvage […]. Cependant, on se retrouve homme et surtout chrétien le soir après la bataille et c’est alors qu’on souffre le plus en entendant les cris des pauvres blessés ou le râle des agonisants » (Lettre St Hilaire 1 sept 1914). De ces années de guerre, il dira sobrement des années plus tard : « elle a été pour moi une école de vie, un creuset d’expériences irremplaçables qui m’ont préparé à affronter tous les milieux et à comprendre bien des souffrances » (Rapporté par Th Rémy GG p. 52).

A son retour de guerre, il hésite : « Devant l’organisation des séminaires, l’incompréhension des anciens, je me suis posé la question : où servirai-je le mieux le bon Dieu ? Et j’ai pensé que c’était en laïc, dans l’action catholique […]. Et puis j’ai opté pour le prêtre, à fond, sans regarder ». (Marie Pila janvier 67) Il revient au séminaire et, au bout d’une année, ne se lasse pas de remercier le bon Dieu de lui avoir donné les grâces efficaces (cf. Lettre à sa mère et à Berthe 29 décembre 1920).

Un premier contact avec Saint Jean de la Croix reste sans lendemain : ce n’est pas pour moi, pense-t-il. Jusqu’à cette fameuse nuit du 13 décembre 1920 où il dévore une petite vie abrégée de saint Jean de la Croix, le style ne l’intéresse guère, mais une certitude l’illumine : c’est ça ! En un éclair, il reçoit l’appel du Carmel : « Je n’avais jamais vu de carmes, et je ne savais comment ils étaient […]. C’était pourtant une évidence, une certitude : il fallait que j’entre au Carmel. J’étais prêt à tout faire comme eux, et me disais : « s’ils montent aux arbres, je monterai aux arbres ; s’ils mangent des cailloux, je mangerai des cailloux ! Il faut que j’y aille » (rapporté par Germaine Labrosse).

Les obstacles s’accumulent contre ce projet fou. Henri expérimente les sentiments les plus contradictoires : à la fois joie et souffrance, espérance et obscurité. Plus tard, il parlera souvent de ces antinomies, signe de l’action de l’Esprit Saint et des combats qu’il suscite.
La date de l’ordination sacerdotale approche, l’abbé Grialou se soumet au projet imposé par son évêque, mais au Conseil épiscopal suivant, celui-ci qui n’a pas bien dormi à cause de cette affaire interpelle le supérieur de la mission : « Que fait votre abbé ? » - « Il se soumet » - « Dites-lui qu’il parte ! » (Entretien PME 30 mars 52) L’obéissance a triomphé des obstacles les plus difficiles. Le samedi 4 février 1922, Henri Grialou est ordonné prêtre par Monseigneur Verdier.

Le départ sera rude devant la souffrance des siens, mais le 24 février, il frappe à la porte du Carmel d’Avon. Dans son cahier de notes personnelles, commentant les paroles de Jésus à Nicodème que nous venons d’entendre, il écrit : « Ces paroles sont lumineuses pour moi aujourd’hui. Il faut que je renaisse complètement dans une nouvelle vie, il faut que je me transforme complètement pour trouver Dieu dans cette nouvelle existence. C’est la lumière que Jésus a mise pour moi dans ces paroles. Et encore : je ne sais pas comment il se fait que Dieu m’ait conduit ici, je ne sais pas non plus où Dieu veut me conduire. Je sais seulement que c’est sa voix que j’entends » (Cahier de notes personnelles 24 février 1922).

Il prend très vite l’habit et devient le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus. L’oraison devient le cœur de sa vie : « Elle est le centre de toutes les occupations de la journée. On a l’impression chaque soir qu’on a guère fait que cela d’important ». (lettre aux séminaristes de Rodez, 6 mai 1922)
La béatification de la petite sainte le 29 avril 1923 est pour le jeune frère carme un événement majeur : « La mission de la petite Bienheureuse est une effusion de l’amour divin dans les âmes sous la forme que le bon Dieu désire pour notre époque […]. Il y a de la reconnaissance pour toutes les faveurs déjà reçues […], mais il y a surtout des espérances immenses, indéterminées, presque infinies pour l’avenir. » (G St H 23 avril 23)

Durant son noviciat il expérimente la présence active de l’Esprit Saint : « J’ai toujours demandé de l’amour, plus d’amour parce que j’ai été pris par l’Esprit Saint […]. J’ai été saisi par l’Esprit Saint, puis en plusieurs circonstances, d’une façon vigoureuse et d’une façon absolument certaine. » « Quand j’étais au noviciat, je percevais que j’avais l’âme pleine d’enfants ». Une phrase de l’Ecriture l’habite profondément : « Quitte ton pays, la maison de ton père, je te ferai père d’un grand peuple » (Gn 12, 1-2).

Jeune profès, il part pour Lille. Ces années de maturation lui permettent d’entrée plus avant dans l’intimité des saints du Carmel et personnellement, je suis frappé par la place que l’humilité creuse en lui progressivement, une place qui le conduira à sa rencontre avec Saint Emérentienne, l’humble martyre qui devient sa compagne de route.
L’Esprit Saint continue à œuvrer : il est nommé au couvent du Petit Castelet, un juvénat, alors même qu’il pense impossible d’élever des enfants pour les préparer à une vocation carmélitaine. En réalité, l’Esprit Saint préparait la rencontre du Père Marie-Eugène avec trois femmes en quête de Dieu. L’aventure de Notre-Dame de France, de Venasque et des débuts de Notre-Dame de Vie allait pouvoir prendre corps.

En visitant Notre-Dame de Vie, avec les trois premières, il vit un moment intense de grâce devant la statue de Notre-Dame de Vie, dont il dira seulement : « Oui, la Sainte Vierge nous veut bien là » (Marie Pila). Mais pour organiser la vie du petit groupe, il ne veut rien faire sans l’avis de mon prédécesseur, Monseigneur de Llobet, réputé être opposé à toute nouveauté. La rencontre a lieu le dimanche 1er mai 1932, le Père Marie-Eugène racontera : « Voici qu’à la fin du repas, Monseigneur se lève et dit : “Mon Père, il paraît que vous voulez faire quelque chose ici”. Je ne sais pas trop quelle réponse j’ai bredouillée. Il me dit : “C’est entendu, c’est moi le fondateur – il ne savait pas de quoi il s’agissait ! – c’est moi qui suis le fondateur. Je vous donne tous les pouvoirs, vous me rendrez compte une fois par an. N’en dites rien à personne. Appelez ces dames ». Les dames sont venues, il les a bénies. Puis, il est allé à la fenêtre, il a soulevé le rideau : “Il pleut, ça germera. Au revoir, Mesdames !” Notre-Dame de Vie était fondée ! » (Retraite sacerdotale NDV 2 septembre 1963).

Au rythme des nominations, sa réaction reste inchangée - obéissance sans faille : « Il nous reste à adhérer de toute notre âme à la volonté du bon Dieu […]. Sachons y découvrir la miséricorde divine qui se servira de cela pour réaliser ses desseins » (Lettre au groupe de NDV 7 mai 1936).
L’objectif de Notre-Dame de Vie se précise : « Ne croyez pas qu’il y aura des âmes de deux sortes dans le groupement. Toutes devront être contemplatives et ce seront les plus contemplatives qui auront le rôle le plus actif. Interprétez tout ce que vous entendez dans ce sens qui est le seul vrai et réalisable » (lettre à Elise Romieu du 9 août 1935). La lumière est claire, elle est celle du Carmel, du double esprit d’Elie le prophète : « Il est vivant le Dieu en présence de qui je me tiens » et « Je brûle d’un zèle jaloux pour le Seigneur ».

En 1937, le Père Marie-Eugène demande au Préposé général l’érection de Notre-Dame de Vie en Fraternité séculière du Tiers Ordre et il nous livre alors – j’ose le dire - la pensée “divine” qui l’habite : « Ce groupement est né du besoin affirmé par beaucoup d’âmes à notre époque de cette vie spirituelle dont nos saints sont les docteurs. Ce besoin se fait sentir dans les groupements de l’Action Catholique, mais aussi et peut-être surtout dans les milieux intellectuels, universitaires ou autres, catholiques ou neutres ou même incroyants […]. Nous devons faire quelque chose pour donner aux âmes qui en ont besoin et qui la réclament, cette doctrine de l’oraison et de l’union à Dieu dont nous avons le dépôt et que nous rendrions ainsi un service notable à la sainte Eglise. C’est à cette œuvre que se propose de travailler le petit groupement de N-D de Vie et N-D de France. Il a cru qu’il pourrait le faire dans une certaine mesure en acquérant une vie carmélitaine profonde, une formation intellectuelle sérieuse et adaptée, et en cherchant une organisation à la fois assez forte pour assurer et garder cette double formation, en même temps qu’assez souple pour laisser la liberté nécessaire à l’apostolat. » Le Préposé donne son accord, et mon prédécesseur consent officiellement à l’érection « d’une fraternité du Tiers Ordre de N-D du Mont-Carmel et de sainte Thérèse de Jésus ». Il ajoutera seulement : « Que le groupement ne puisse être considéré au-dehors comme une communauté religieuse […] et que les membres ne revêtent point, même dans la vie à l’intérieur, l’habit religieux. »

Le même jour, le Père Marie-Eugène apprend qu’il est appelé au Chapitre général à Venise. Sa réaction est toute surnaturelle : « La Sainte Vierge a vu que maintenant vous pouviez vous développer sous une surveillance plus lointaine. Elle-même se rapprochera certainement de vous » (lettre à Germaine Romieu du 17 avril 1937), « L’œuvre de Notre-Dame de Vie continuera et va s’organiser de façon régulière. Mon départ lui sera certainement profitable » (lettre à Berthe Grialou du 30 avril 1937). La lame de fond continue à jaillir : « L’Esprit Saint m’a toujours contrarié, mais en mieux » (rapporté par le P Rétoré).

A Rome, le nouveau définiteur demande au Général ce qu’il doit faire ; lui-même racontera : « Je lui ai dit : “Notre Père, voilà, je me suis engagé il y a cinq ans dans cette affaire. Je voudrais bien savoir maintenant que je suis à Rome, si je dois continuer ou si je dois laisser cette œuvre vivre ou mourir toute seule”. Notre Père Général m’écoute simplement et me dit : “C’est très important, je vous demande trois jours pour réfléchir et pour prier” […]. Au bout de trois jours, Notre Père Général me dit : “Votre affaire, c’est une œuvre de Dieu. Non seulement, je vous permets, mais je vous ordonne de vous en occuper” » (Retraite à NDV 17 août 1966).

Impossible de rendre compte de toutes ses activités au service de l’Ordre, de l’Eglise et de la fraternité séculière naissante. Le 24 août, anniversaire de la fondation du couvent Saint-Joseph d’Avila par sainte Thérèse de Jésus en 1562, il célèbre à ND de Vie l’érection du groupement : « Nous appartenons à l’Ordre. Nous avons la grâce de l’Ordre. Ce n’est pas simplement une union extérieure mais intime. Vous ferez des vœux de chasteté, d’obéissance, qui donnera à tous vos actes le mérite de l’obéissance religieuse.. Ne regardez pas la forme. Dieu ne regarde pas si on est tertiaire, mais si on est un saint » (Retraite de NDV 23 août 1937).
Les premières élections ont lieu et Marie Pila est élue supérieure. Le Père Marie-Eugène lui écrira quelques jours plus tard : « Donnez beaucoup d’affection à toutes, surtout à celles qui souffrent et que cette souffrance pourrait isoler. Le cœur d’une Mère doit rassembler et réunir. J’ai essayé de faire cela jusqu’à présent, je le ferai désormais encore mieux par vous, de même que la Miséricorde du bon Dieu se complète par la tendresse de la sainte Vierge. » (Lettre du 1er septembre 1937).

La drôle de guerre l’obligera à reprendre l’uniforme pour quelques mois. Surtout, il restera bloqué en France pour la durée de la guerre. Cependant, sa présence en France est plus utile à l’Ordre, lui écrit le Père Général. Il multiplie les visites et prêche de nombreuses retraites, il continue l’œuvre que l’Esprit lui indique.

Soucieux de trouver une forme canonique plus adaptée pour le groupement de Notre-Dame de Vie, l’Institut deviendra une pieuse union érigée par mon prédécesseur, Monseigneur de Llobet le 15 août 1946 avec l’accord des autorités de l’Ordre. Le fondateur souhaite une organisation forte, souple et indépendante. Enfin, le 10 mars 1947, la pieuse union est agrégée effectivement à l’Ordre du Carmel.
Mais dans l’intervalle, Pie XII a signé le 2 février 1947 la Constitution apostolique “Provida Mater Ecclesia” qui reconnaît les instituts séculiers comme une forme nouvelle de vie consacrée dans l’Eglise. Le Père Marie-Eugène reprend contact avec Monseigneur de Llobet, car «  de l’examen de ce document, il résulte clairement que l’Institut carmélitain de Notre-Dame de Vie entre dans la catégorie des Instituts visés par le Saint Père » (lettre du 4 avril 1947). L’Institut Notre-Dame de Vie sera un des premiers Instituts séculiers.

A la fin de sa vie, le Père Marie-Eugène dira : « Notre-Dame de Vie est la grande œuvre de ma vie et je crois bien que c’est elle qui doit prendre en quelque sorte comme la quintessence de mon âme. » (Carmel, mars 1968, p. 112) « C’est l’Esprit Saint qui a créé Notre-Dame de Vie, c’est lui qui a tout fait, tout épanoui et qui conduit l’Institut à sa perfection. Si l’Esprit est sur nous, c’est qu’il y a une pensée de Dieu très précise et très sûre sur Notre-Dame de Vie, pensée qu’il est venu réaliser […]. Cette pensée de Dieu s’est traduite dans mon esprit par le désir de transmettre la spiritualité du Carmel, ce trésor spirituel que nous possédions, une doctrine à réaliser de façon vivante, une doctrine qui indique le chemin pour aller à des réalisations surnaturelles, la doctrine de nos saints […]. J’avais l’impression que ce trésor devait être diffusé humblement, largement, à toutes les âmes, qu’il ne devait pas rester réservé à une classe de privilégiés. Ce trésor, cet amour de Dieu, en effet, veut se répandre et cherche des âmes dans tous les milieux pour les appeler à son intimité, leur dévoiler les secrets de son cœur. Cette pensée, nous la trouvions dans sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus qui l’exprime à la fin de sa lettre à sa sœur Marie du Sacré-Cœur. Elle veut une légion de petites âmes pour faire connaître l’Amour, et cela pas seulement dans le monde des monastères, mais dans les faubourgs, sur les boulevards, partout où il y a des âmes que Dieu appelle à son intimité divine » (Sermon du 16 juillet 1947, cf. Carmel mars 1968, pp. 114-115).

Tout est dit ! Il y aura la publication de « Je veux voir Dieu », il y aura tout son enseignement à l’Institut. Il y aura la naissance de la branche sacerdotale et de la branche masculine de l’Institut, le Studium entrevu de loin. Il y aura tout son travail au service des carmels et des fédérations à la demande de Pie XII, et tout son travail au service de l’Ordre.
Comment finir sans parler de l’indult accordé par Mgr de Llobet le 27 mars 1956 pour célébrer chaque année la fête de « la première enfant de Notre-Dame de Vie, sainte Emérentienne, une sœur aînée, celle qui marche devant vous, éclaire par son exemple et entraîne, celle qui montre ce que vous devez faire, modèle d’humilité, de fidélité jusqu’au martyr. » (cf. homélie du 23 janvier 1957).

Enfin, le 2 octobre 1962, l’Institut devient de droit pontifical, le Père Marie-Eugène laisse éclater sa joie : « C’est le bon Dieu qui a tout fait […]. Nous avons été instrument, oui, mais Il a tout fait. J’ai été la pancarte qui a porté, la boite dont s’est servi le bon Dieu. J’ai tenu mon rôle de pancarte, c’est tout. […].Et le bon Dieu m’a caché dans le secret de sa Face » (rapporté par Raymonde Règue).
« Voilà le testament que je vous laisse : […]. Que l’Esprit Saint descende sur vous, que vous puissiez tous dire, le plus tôt possible que l’Esprit Saint est votre ami, que l’Esprit Saint est votre lumière, que l’Esprit Saint est votre maître […]. Eh bien, c’est la grâce donc et le vœu que je forme pour vous et la prière, sachez-le bien, que je vais continuer sur la terre tant que le bon Dieu me laissera ici, et que je continuerai certainement pour vous pendant l’éternité »

Aujourd’hui, par la reconnaissance de ses vertus héroïques, l’Eglise, 50 ans après le Concile Vatican II et à l’aube du troisième millénaire, semble vouloir le faire sortir sur le balcon du paradis pour nous le donner en exemple. Le Père Marie-Eugène, à travers tout l’Institut et tous ceux qui s’y rattachent, souhaite pouvoir rayonner sa grâce dans le monde entier pour montrer à tous le chemin de la sainteté qui s’enracine dans notre vie baptismale, une vie qui devra développer toutes ses richesses divines sous la conduite de l’Esprit Saint, pour nous livrer pleinement à l’emprise divine selon le projet de Dieu, un unique projet qui est l’Eglise.
AMEN !